🎙️ ANALYSE LINÉAIRE (10 minutes)
Introduction :
Blaise Cendrars est un poète du début du XXe siècle, lié au mouvement de l’avant-garde. La Prose du Transsibérien, publiée en 1913, est un poème fondateur de la modernité poétique. Il mêle vers libres, images éclatées, voyage géographique et introspection intime. Le titre évoque le voyage en train à travers la Russie, mais aussi un voyage intérieur, une quête d'identité artistique. Ce passage liminaire donne le ton : entre rêve, réalité et mémoire, le poète se met en scène adolescent, au cœur d’un monde en mouvement.
I. Une évocation autobiographique de l’adolescence poétique (v. 1 à 6)
<<En ce temps-là j’étais en mon adolescence>>
<<J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance>>
- Temps révolu : Le poème commence sur une évocation nostalgique avec "En ce temps-là", qui installe un récit rétrospectif.
- Adolescence : C’est une période de transition, marquée ici par l’oubli de l’enfance : déjà tourné vers l’ailleurs, le poète rompt avec le passé.
- Style oral et direct ("j’avais à peine", "je ne me souvenais déjà plus") : registre de la confidence.
<<J’étais à 16000 lieues du lieu de ma naissance>>
<<J’étais à Moscou…>>
- Exotisme et éloignement : "16000 lieues", chiffre exagéré, exprime une rupture géographique et symbolique.
- Accumulation et rythme : Reprise anaphorique de "j’étais" → insistance sur un moi en déplacement, instable, mouvant.
- Moscou : ville mythique, carrefour culturel, associée au mystère.
<<Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours>>
- Exagération baroque : Mille et trois clochers → référence aux contes orientaux (Mille et Une Nuits).
- Saturation des sens : Il en veut toujours plus – appétit du monde, de découvertes → adolescence insatiable.
II. L’élan lyrique et visionnaire du jeune poète (v. 7 à 14)
<<Car mon adolescence était alors si ardente et si folle>>
<<Que mon cœur, tour à tour, brûlait…>>
- Métaphore du feu : adolescence passionnée, exaltée.
- Comparaisons historiques et symboliques : temple d’Éphèse (merveille du monde détruite par un incendie) / place Rouge → fusion entre culture antique et modernité russe → mélange culturel, richesse des influences.
<<Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.>>
- Métaphore poétique : "éclairaient" → regard de poète qui révèle, qui guide.
- "voies anciennes" → recherche de sens, d’héritage, mais aussi désir de renouvellement.
<<Et j’étais déjà si mauvais poète / Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.>>
- Autodérision : aveu de fragilité, de jeunesse artistique → humilité du poète débutant.
- Refus de la poésie classique : incapacité à "aller jusqu’au bout" pourrait signifier un refus des formes figées.
III. L’imaginaire sensoriel et mystique (v. 15 à la fin)
<<Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare>>
<< Croustillé d’or…>>
- Métaphore gourmande et baroque : Le Kremlin est transformé en pâtisserie → vision fantaisiste, colorée, presque enfantine du monde.
- Fusion des sens (goût, vue) → synesthésie propre au symbolisme.
<<Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode>>
- Référence au folklore russe → culture étrangère magnifiée.
- Présence spirituelle : le moine = figure de transmission.
<<Je déchiffrais des caractères cunéiformes>>
- Érudition antique : lien avec l’écriture ancienne → geste poétique = quête de déchiffrement du monde.
<<Les pigeons du Saint-Esprit… mes mains s’envolaient aussi…>>
- Élévation spirituelle et artistique : pigeons = symbole religieux, et les mains = métaphore de l’inspiration.
- Comparaison avec des albatros → référence à Baudelaire → poète vu comme un être à part, en décalage.
<<Les dernières réminiscences du dernier jour / Du tout dernier voyage / Et de la mer.>>
- Clôture lyrique et mélancolique : "dernier jour", "dernier voyage" → fin d’un cycle, fin de l’adolescence ?
- La mer : symbole de l’infini, du rêve, de la liberté.
Conclusion :
Ce passage est une ouverture flamboyante : le poète mêle autobiographie, voyage réel et voyage initiatique. Il célèbre une adolescence ardente, marquée par l’excès, la découverte du monde et l’éveil poétique. Le texte illustre une forme d’émancipation créatrice : s’éloigner du cadre traditionnel, s’ouvrir à l’inconnu, inventer une nouvelle poésie. En refusant la linéarité classique, Cendrars invente une écriture libre, colorée, sensorielle, tournée vers l’avenir.