Le sujet de la technique et de la technologie traverse une longue histoire de réflexion philosophique. Cette évolution de la pensée peut être observée à travers différents prismes : de la technique comme savoir-faire artisanal à la technologie à une force autonome façonnant le monde contemporain.

1. Qu'est-ce que la technique ?

Le terme "technique" vient du grec technè, qui désignait à l'origine la "construction", la "fabrication". Pour les Grecs anciens, la technique est étroitement liée à l'idée de production, de fabrication matérielle. Au départ, elle désignait avant tout la fabrication d'objets utiles ou nécessaires, comme des armes. Cependant, elle a progressivement évolué pour désigner le savoir-faire en général — que ce soit en matière de construction, de langue, de cuisine ou d'artisanat.

La technique n’est pas, dans un premier temps, une capacité à créer ex nihilo, comme dans la tradition chrétienne où Dieu crée le monde à partir de rien. En revanche, les Grecs croyaient que les hommes avaient en eux quelque chose de divin, car ils pouvaient fabriquer comme les dieux, non pas en créant à partir de rien (Ex Nihilo), mais en modifiant et en mettant en forme ce qui existe déjà dans la nature (physis).

La technique est, donc, la transformation des matériaux naturels en objets utiles, et elle est liée à l'idée de savoir faire. Ce savoir-faire humain, notamment par l'intermédiaire du travail manuel ou artisanal, n’est pas seulement une production mécanique mais une capacité à s'adapter et à créer avec des matériaux et des outils qui existent déjà. On crée des choses non naturelles mais on est limités par les ressources naturelles disponibles.

Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque définit la technique comme « une attitude créatrice accompagnée de raisonnement vrai ». Il faut en effet respecter les étapes pour produire l’objet souhaité.

2. De la technique à la technologie

La distinction entre technique et technologie est cruciale. La technique, comme nous l’avons vu, est un savoir-faire, un ensemble de compétences permettant de transformer la nature. La technologie, quant à elle, est la technique accompagnée du discours — c'est-à-dire, le savoir théorique et scientifique qui sous-tend la pratique technique.

À l’époque moderne, avec la révolution industrielle et les progrès scientifiques, la technique devient technologie : elle ne se contente plus de répondre à des besoins pratiques, mais elle devient un moteur de transformation de la société. La technologie n’est plus simplement un ensemble de savoir-faire; elle se distingue par son aspect autonome et sa capacité à se développer indépendamment des sciences humaines et sociales.

3. Les enjeux contemporains de la technique et de la technologie

Les progrès technologiques contemporains, tels que l’intelligence artificielle, les robots autonomes ou encore les systèmes de freinage automatique dans les voitures, illustrent parfaitement cette autonomie de la technologie. Prenons l’exemple de la vidéo du bras articulé qui ne fonctionne pas de Boston dynamics: ce bras, comme de nombreux objets technologiques, illustre la manière dont l’erreur ou l’inefficacité se manifeste dans la mise en œuvre de la technique. En revanche, la vidéo du freinage automatique de la voiture qui n’est pas encore au point illustre l’aspect potentiellement dangereux de la technologie lorsque celle-ci échappe à tout contrôle humain.

L'exemple de Boston Dynamics et de ses robots montre également l'évolution de la technique vers une forme de technologie qui semble presque "vivante". Ces robots sont capables de se déplacer, de sauter, de marcher — des actions qui, auparavant, étaient considérées comme propres à l'être humain ou à l'animal. Ainsi, les robots deviennent des "acteurs" autonomes qui repoussent les frontières de ce que nous considérions comme une activité humaine. Ces robots remplacent des emplois et accroissent le chômage.

4. Descartes et la technique

Pour Descartes, la technique est une extension de la pensée rationnelle et scientifique. Il cherche à maîtriser la nature en utilisant la méthode scientifique. Selon lui, la matière est composée de "corps", et ces corps obéissent à des lois précises, qu’il convient de comprendre pour les manipuler au mieux. La technique, pour Descartes, permettrait ainsi de rendre le monde plus confortable et de nous affranchir des limites naturelles, comme la maladie et la souffrance, en développant de nouvelles technologies.

La célèbre phrase "nous serons maîtres et possesseurs de la nature" incarne cette vision. La technique, grâce à la science, permet de dominer la nature, de lui imposer notre volonté, et ainsi d'améliorer la condition humaine.

5. Heidegger : la technique comme "métaphysique"

Heidegger, quant à lui, propose une vision radicalement différente de la technique. Selon lui, la technique moderne n'est pas simplement un outil au service de l'homme, mais un phénomène qui nous définit dans notre époque. La technique est devenue une superstructure qui se superpose au monde, modifiant notre relation à lui. Elle nous transforme non seulement dans nos actions, mais aussi dans notre manière de penser.

Heidegger voit la technique moderne comme une forme d'automatisation et de rationalisation qui échappe à notre contrôle. La technique ne sert plus simplement à répondre à des besoins humains; elle devient une force autonome, qui organise le monde selon des principes propres à elle-même. En ce sens, la technologie est un moyen de réduire le monde à des ressources à exploiter, un processus qu’il appelle la « révélation ». Nous sommes passés d’une technique artisanale, enracinée dans le savoir-faire humain, à une technologie qui prend de plus en plus le dessus, menant à une forme de déshumanisation. Aujourd’hui, nous n’imaginons plus nous passer de la technique tant les outils qu’on a créé nous facilitent la vie.

6. La destruction créatrice et ses conséquences

L’évolution de la technique vers la technologie entraîne des conséquences socio-économiques majeures. Le phénomène de la destruction créatrice — une idée populaire en économie — décrit comment l’introduction de nouvelles technologies conduit à la disparition de certains emplois, même si elle en crée de nouveaux. Par exemple, les métiers à tisser automatiques de Jethro Tull, tout en augmentant la productivité, ont également mené à la disparition de nombreux emplois artisanaux.

Plus largement, cette dynamique de destruction et de création touche non seulement l’emploi, mais aussi notre manière de vivre. Nous vivons une époque où les outils que nous avons créés deviennent parfois plus intelligents que nous, à l’image de l’intelligence artificielle, et où la machine semble commencer à nous dicter les conditions de notre existence.

Conclusion : La perte du sens du savoir-faire

Le passage de la technique à la technologie a transformé nos vies de manière radicale. Nous avons perdu une part du savoir-faire humain traditionnel — celui des artisans, des compagnons, des hommes de métier — pour entrer dans un monde où la technique et la technologie fonctionnent de manière autonome. La création, autrefois liée à l’imagination et à l’habilité humaines, semble désormais se faire indépendamment de nous.

Le philosophe Cornelius Castoriadis évoque cette perte de sens du savoir-faire, cette rupture qui nous éloigne de l'artisanat, de l'engagement direct avec le monde matériel, pour nous plonger dans une réalité où la technologie semble tout dominer, non plus comme un simple outil au service de l’homme, mais comme une force autonome.

Ainsi, la question qui se pose à nous aujourd'hui est : dans quelle mesure la technologie continue-t-elle de servir l'humain, et dans quelle mesure l'humain devient-il l'instrument au service de la technologie ? La technique, devenue technologie, a-t-elle définitivement coupé l'homme de ses racines, ou peut-elle, à travers une réflexion profonde, redevenir un moyen d’expression et de création authentique ?